PAYSAGE INTERIEUR : NUIT

 

 

 

- Bonjour !

- Salut !

Une ou deux fois par semaine au café de la plage.

Parfois un regard un peu plus appuyé. Parfois un sourire. Tendresse hative. Tendresse furtive.

Et la mousse au dessus du verre de bière.

 

Un autre jour : une autre. Regards. Elle. Je. Regards. Rien d'autre.

 

Parfois, des mots. Et le monde à réinventer en dix minutes. Elle. Rien qu'elle. Ses yeux. Bleu gris. Marrons, peut-être. Sa bouche. Rouge trop appuyé. Suivre le contours de ses lèvres. Ses cheveux. Courts, aujourd'hui. Presque noirs. Et la bière au goût amer qui rape la gorge.

Avec, en fond sonore, la radio. Chansons sans consistances qui laissent un goût de vide dans la tête. Et, de temps en temps, îlot de réalité perdu dans un océan de mièvrerie, une information piège l'attention :

... marée noire d'une gravité sans précédent... Amoco Cadiz...

... Aldo Moro... enlevé par les brigades rouges...

... Elections législatives... Bla-bla-bla...

Avant de revenir aux mouvements dans la salle et aux bruits de conversations. Parfois une petite cuillère qui tombe.

Et toujours la mousse au dessus du verre de bière.

 

Je. Tu. Un matin du mois de mars.

Je. Nous.

Peut-être le hasard.

Première rencontre. Toi avec un autre. Comme un je étranger.

Les yeux se posent sur une main. Remontent le long d'un pull plein de couleurs. S'arrêtent sur le visage. Sourire clandestin.

Toi et l'autre. Conversation un peu animée. Départ. Frôlement.

Un matin de mars.

Et puis Je-Tu. Combien de jours plus tard ? Pas d'importance...

Nous deux ensembles. Sur une route près de Roanne, dans la fraicheur d'un matin de mars. Vers "La croix du Sud".

Peut-être aurions-nous du choisir l'autre direction, au carrefour ? "Le barrage", je crois. Le temps et la mémoire s'effritent. Bientôt il ne restera plus que de la poussière.

Je me souviens encore de la route : toute en lacets. Et, après une longue marche ponctuée de moments de désirs et de mots, une maison abandonnée. Nous sommes entrés et nous sommes laissés surprendre par l'humidité des lieux.

Fragment de souvenir pas encore mort, ressurgit cet instant ou Je-Tu n'a plus été que Je ou peut-être Tu. Comme un orgasme intérieur.

 

Pensée parasite. Revenir à la maison abandonnée. Chercher au fond de la mémoire, parmi les dernières images, une maison abandonnée...

Et puis l'envie irrépressible.

Envie très forte de se toucher. envie de se regarder. envie de la peau sur la peau, envie de la chair dans la chair.

Et tes rires de printemps.

 

Nous nous sommes déshabillés avec le silence et l'ombre. Toute parole devenue inutile.

Rien d'autre que le désir. Rien d'autre que tes gémissements et nos souffles désordonnées. Et nos sexes humides de nos jouissances répétées.

Jusqu'en octobre. Jusqu'à Lyon.

Et puis, portés par le temps, nous nous sommes quittés. Nos corps en attente de nouvelles envies.

 

- Bonjour !

- Salut !

Une ou deux fois par semaine. Au café de la plage.

Et la radio parfois en fond sonore.

... Guyana : suicide collectif de 400 membres de la secte... Jim Jones... Temple du peuple...

Rien n'a changé.

Mais la bière a un goût un peu plus âcre.

 

Plus rien que le temps qui ronge les derniers souvenirs.

Je. Tu ?

Je ?

 

Markus Leicht 1997