Une nouvelle de Markus Leicht

La première lame

 

Arrivé au dernier étage de la vieille bâtisse je m'arrêtai pour reprendre mon souffle.

A l'entrée du couloir, assis sur une chaise, un homme attendait. De l'endroit où je me trouvais, son visage, plongé dans l'ombre, paraissait un abîme insondable car je ne pouvais apercevoir ses traits, dissimulés par le large bord d’un chapeau de feutre. Il portait un costume noir sous lequel il semblait nu.

La pauvre lumière diffusée par une ampoule noircie de chiures de mouches me permettait tout de même de distinguer l'enfilade du couloir dans son entier. Interminable. Inhumain dans sa longueur inhabituelle. Je comptais vingt-deux portes. Une dizaine de portes de chaque côté. Les deux dernières se trouvaient tout au bout, à l'autre extrémité, me faisant face.

La convocation était arrivée la veille. Brève et sèche :"3 rue du puits. 21h 30. Dernier étage." Aucune signature. Mon nom était écrit en haut à droite. Un postcriptum disait : "Surtout ne vous retournez pas. L'heure à son importance."

Nous étions en hiver, mais le temps était des plus doux. Monter ces cinq étages m'avait mis en sueur.

J'observai les portes une nouvelle fois puis demandai :

- C'est bien ici, pour le rendez-vous ?

L'inconnu ne manifesta pas le moindre signe de vie, comme s'il ne fut rien d'autre qu'unmannequin de cire. Peut-être dormait-il, peut-être ne m'avait-il pas entendu tout simplement. Je n'osais pas m'approcher de lui pour le toucher. Je répétai :

- C'est bien ici, le rendez-vous ? J'ai reçu un mot. Quelqu'un l'a glissé sous ma porte, hier soir, tard. J'étais déjà au lit...

Je récitai le contenu du message :

- 3 rue du puits. 19h30. Dernier étage.

L'homme parut approuver de la tête. Mais s'agissait-il vraiment d'un mouvement d'approbation. Dans ce lieu inconnu, à peine à quelques centaines de mètre de chez moi, je me sentais comme en pays étranger.

Les murs du couloir étaient en piteux état. Ils suintaient d'humidité et par endroits de la moisissure et du salpètre les recouvraient.

L'homme, peut être devrais-je dire le gardien (car quelle autre fonction pouvait-il avoir en un tel lieu?), devait être âgé. Une personne plus jeune ne se serait pas tenue ainsi, le corps penché en avant, animé d'une sorte de léger balancement, mouvement perpétuel d’une improbable horloge humaine. Sans doute était-ce là sa manière de compter le temps pour passer les dernières journées d'une vie en train de s'achever.

Je passai devant lui, m'arrêtai devant la première porte. Un écriteau annonçait :

 

LIEU

DE

RENDEZ-VOUS.

 

Je frappai quelques coups. Comme aucune réponse ne venait je poussai le panneau de bois.

La chambre dans laquelle j'entrai était petite. Il s’en dégageait une écoeurante odeur, mélange d'urine, de vin et de vomi. La pièce était éclairée par une unique bougie dont la flamme vacillait avec des mouvements rapides, comme pour essayer de s'envoler de ce pauvre corps de cire qui n'allait pas tarder à mourir. Depuis que j'avais mis les pieds dans cette maison tout sentait la mort : l'air, les objets, le lieu lui-même. Jusqu'au gardien, seul être humain que j'avais rencontré jusqu'ici.

Sur le sol, au milieu d'immondices de toutes sortes, quelques gros cafards noirs cherchaient de la nourriture. Ma présence ne les dérangea pas.

Dans un coin, une vague forme humaine prostrée attira mon attention. Il s'agissait d'une femme aux cheveux filasses dont l'unique vêtement crasseux et déchiré tenait autant de la chemise de nuit que de la combinaison. Une bouteille de vin presque vide était posée devant elle. Tout comme pour l'homme assis dans le couloir la vie semblait l'avoir quittée. Mais je savais qu'il n'en était rien. La puanteur du lieu n'aurait pas été assez puissante pour étouffer l'odeur de la mort.

Sur les murs, sur le sol et au plafond, les ombres créées par la flamme de la bougie se livraient à une étrange danse païenne. Comme pour calmer la fureur d'un démon ou d'une indicible créature de l'au-delà. Un bref moment me vint à l'esprit l'image des grands anciens de Lovecraft, mais je rejetai aussitôt ces images nées de l'imagination de l'écrivain américain. Non, je ne me trouvais pas dans un roman. Je n'étais pas une simple marionnette issue de l'esprit torturé d'un auteur de bouquins fantastiques. La misérable chambre dans laquelle je me trouvais existait bien : 3 rue du Puits, dernier étage.

Peut-être pour me convaincre que je ne me trouvais pas dans un cauchemar je me répétais l'adresse plusieurs fois. 3, rue du Puits, dernier étage. Dernière escale, aussi ? Un frisson me parcourut de la tête aux pieds. Dans quel endroit me trouvais-je donc et pourquoi m'avait-on fixé rendez-vous en ce lieu étrange ?

Tout comme ceux du couloir, les murs nus de la pièce étaient recouverts de taches et de moisissures et l'unique fenêtre était condamnée avec des planches clouées à la va vite, un peu dans tous les sens. Du travail d'amateur. Pourquoi avait-on pris la peine d’obturer cette fenêtre ? Pour cacher la misère de celle qui vivait ici ? Pour dissimuler un terrible secret ? Non, ce ne pouvait être cela. Il y avait quelque chose d'autre. Un indéfinissable mystère qui ne cessait d'attiser ma curiosité et qui me poussait à aller de l'avant. Peut-être avait-on voulu empécher l'arrivée d'un intrus venus du dehors. Barrer le passage à une obscure malédiction...

La femme prostrée ne bougeait toujours pas. Apparement elle ne m'avait ni vu ni entendu. Je profitai de son immobilité pour reculer jusqu'à l'entrée. Sans doute n'était-ce pas ici que j'étais attendu. Je fermai la porte et me retrouvai dans le couloir sombre. Le vieil homme n'avait pas bougé de place. Sur le bois de la porte en face de celle que je venais de refermer était écrit à la craie blanche :

 

AUTRE LIEU DE RENDEZ-VOUS.

 

En plus petit, d'une écriture différente, juste en dessous :

 

Frappez. Entrez.

 

Je m'exécutai.

Sur le moment je crus faire irruption de plein pied dans un cauchemar. Car la pièce dans laquelle je pénétrai était l’exacte réplique de celle que je venais de quitter. Mêmes déchets jonchant le sol et mêmes cafards fouillant ces détritus. Mêmes taches sur les murs. Même femme prostrée avec la même bouteille de vin posée devant elle. Tout, dans le moindre détail, jusqu'au moindre grain de poussière, je l'aurais juré, était identique.

Non, pas tout à fait. Je remarquai sur le sol des pièces d'argent. Il devait y en avoir une trentaine. Par la suite je devais comprendre qu'il y en avait exactement trente. Les éléments d'un incompréhensible puzzle étaient en train de se mettre laborieusement en place. Je devinais dans cette succession d'événements étranges, déroutants même, une construction parfaitement logique, parfaitement cohérente. Moi même, je le pressentais, je ne pouvais qu'être une des pièces de cet assemblage. Mais quel rôle étais-je censé jouer ? Pour quelle obscure raison m'avait on attiré jusqu'ici ? Et surtout qui avait bien pu me fixer ce rendez-vous ?

La femme parut prendre vie. Elle releva la tête d'un mouvement lent. Son visage était une surface lisse et noire. Trou de ténèbres parmi les ténèbres. Un chat vint se frotter contre ses jambes nues.

- Prenez les pièces et partez.

Sa voix rauque, presque masculine, me fit sursauter.

- Les pièces ? demandais-je. Je n'ai nul besoin d'argent.

- Prenez la corde alors.

Elle tenait une grosse corde dans ses mains décharnées Des mains étonnamment blanches dans l'obscurité qui noyait la pièce. Et ces mains me tendaient la corde. Effroyablement tentatrices mais provocant en même temps, au plus profond de moi-même, une vive répulsion.

J'allais faire un pas en avant. Mais un avertissement jailli du coeur des ténèbres m'arrêta :

- Attention de ne pas vous noyer.

Je baissai les yeux. La faible lumière de la bougie miroitait sur une surface humide. Du pied j'explorai le sol devant moi. De l'eau ! Il s'agissait d'une véritable nappe d'eau. Elle semblait profonde. Elle m'entourait tout comme elle cernait aussi l'étrange femme et son chat.

« Les chats n’aiment pas l’eau », me dis-je. Pensée stupide, incongrue, en un tel endroit.

J'essayai de percer la semi obscurité à la recherche de mon sauveur mais il n'y avait personne d'autre que la vieille femme et moi.

- D'où vient toute cette eau ? demandai-je, inquiet.

- Un lac, dit la vieille femme de sa voix de basse. Nous sommes au milieu d'un lac.

J’essayai de la ramener à la réalité.

- Il ne peut y avoir de lac dans une maison. Tout au plus une surface d’eau.

Ma remarque la surprit.

- Quelle maison ?

Je désignai d'un geste de la main les murs qui nous entouraient. Je ne terminais pas mon mouvement. Je me mis à frissonner de la tête aux pieds. Les murs n'étaient plus là. Nous étions perdus au milieu d'un lac et le ciel commençait à s'éclaircir sur l'horizon.

- La transmutation des éléments suit son cours, dit la voix inconnue.

- L'oeuvre au blanc, précisa la vieille femme.

- L'oeuvre au blanc ? demandais-je, de plus en plus dérouté.

- L'eau. Précisa la femme.

Avec la venue du jour son corps s'estompait, comme si elle n'était rien d'autre qu'une créature de la nuit, un simple fantôme. Le chat avait déjà disparu. La corde dérivait lentement vers moi au milieu des nénuphars et des fleurs de lotus. Lorsqu'elle fut à ma portée je la ramassai et l'accrochai au ciel...

 

 

 

 

Au matin des corbeaux par dizaines déchiraient des lambeaux de chair sur le corps, tournoyant dans le vent, du pendu. La lune et le soleil se partageaient le ciel.

 

 

 

 

 

 

 

 

La deuxième lame

 

Je me secouai et ouvris les yeux malgré la fatigue intense qui engourdissait mon corps. J'étais toujours vivant. Je n'avais pas quitté la pièce et la vieille femme était toujours là, comme privée de vie. Que c’était-il donc passé ? M’étais-je assoupi et avais-je simplement rêvé la scène de la pendaison ? Mes yeux rencontrèrent les pièces d'argents. 30 pièces pour une trahison, 30 pièces pour une pendaison... Je passai mes doigts sur la peau mal rasée de mon visage. Avais je vraiment rêvé ? Je reculai jusqu'à la porte et quittai cet endroit déroutant et inquiétant. Le vieil homme était toujours là, à l'angle du couloir, assis sur sa chaise.

- Avez vous pris votre billet ? me demanda-t-il.

Je le regardai, intrigué.

- Mon billet ? Quel billet ?

- Ici chacun participe à la grande loterie. Tenez prenez ce billet. Vous pourriez avoir des ennuis si on apprenait en haut lieu que vous vous trouvez ici sans billet. Et puis le tirage de la loterie aura lieu bientôt. Dans quelques jours à peine. Vous ne voudriez tout de même pas rater votre chance. Imaginez que vous gagniez le gros lot. Toutes vos aspirations réalisées en un clin d'oeil.

J'aurais voulu dire que je n'avais nul autre désir que quitter pour toujours cette maison mais je n'en avais pas la force.

D'un geste machinal je saisis le billet et y jetais un coup d'oeil. Il s'agissait d'un vulgaire morceau de papier. D'un coté était écrit à la main :

GRANDE LOTERIE.

De l'autre :

Numéro 10.

Rien d'autre.

J’observai le vieil homme d’un regard incrédule. Quelle farce était-on en train de me jouer ? Il tendit une main, tout aussi décharnée que celles de la vieille femme.

- Vous donnez ce que vous voulez.

Je posais les yeux sur le morceau de papier. Le lui tendit.

- Reprenez le. Je ne joue jamais à la loterie.

- Malheureux ! Que faites-vous du règlement ? Je ne puis reprendre un billet marqué à votre nom.

- A mon nom ? Mais...

Je remarquai alors des signes minuscules tracés dans un angle : c'était mon nom. Comment était-ce possible ? Je fouillai fébrilement dans les poches de mon pantalon. Je n'avais pas d'argent sur moi. Je sortis un mouchoir.

- Cela fera l'affaire, me dit le vieil homme, en m'arrachant le carré de tissus des mains. Et surtout ne perdez pas le billet tant que vous êtes entre les murs de cette demeure. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Le billet doit être présenté sur simple requête de ceux d'en haut. Vous ne devez surtout pas les décevoir.

- C'est bien vrai. On a toujours besoin du soutien de ceux d’en haut. Qui peut dire ce que demain nous réserve.

Je me tournai vers le nouveau venu, un vieillard à la barbe d'une indéfinissable couleur. Presque de la même teinte que sa peau. Il portait un ample manteau noir et s'appuyait sur un long bâton noueux.

- Qui peut dire ce que demain nous réserve ? répéta le nouvel arrivant.

- Seul le pèlerin porte la connaissance, dit le vieil homme.

Puis se tournant vers moi il ajouta :

- Lui seul peut vous guider dans le labyrinthe de la vie. Lui seul porte tout le savoir du monde dans sa tête et pourtant lui aussi possède un billet de loterie.

- C'est vrai, dit le pèlerin que presque tout le monde, ici, appelait l'Ermite, en tendant un bout de papier crasseux. Je possède le numéro 9. Comme les neuf noeuds de mon bâton. Le neuf annonce une fin et un recommencement. C'est un bon chiffre. Neuf porte en lui la maladie. Avec le 10 vient la mort.

Je frissonnais une nouvelle fois. N'avais-je pas tiré le 10. Et puis non je n'allais pas me laisser enfermer dans ce délire de fous.

- J'ai rendez-vous, dis-je. Peut-être pourriez vous me renseigner.

Je sortis mon papier d'une poche et le lui tendit. Il ne prit même pas la peine de le regarder.

- Inutile, me dit-il. Tous ceux qui viennent ici ont rendez-vous. Avez vous essayé la porte n°7 ?

- La porte n°7 ?

Le vieillard m'attrapa par un bras et me conduisit devant une porte sur laquelle était marqué :

PORTE 7

Frappez et entrez !

C'est bien ici.

 

- Mon rôle s'arrête là, me dit l'Ermite.

Lorsque je tournai la tête vers lui il avait déjà disparu. Existait-il réellement ou bien n’était-il qu’un pur produit de mon imagination ? Le vieil homme qui m'avait accueilli était toujours assis sur sa chaise, comme assoupi. Mais je savais qu'il n'en était rien. Sous couvert de somnoler il veillait. Il surveillait, devrais-je plutôt dire. Il m'espionnait, j'en étais certain. Epiant chacun de mes gestes, chacune de mes vaines tentatives pour retrouver l'inconnu qui m'avait fixé rendez-vous dans cette maison irréelle. Le vieil homme paru comprendre que je n’étais pas dupe de son jeu. Il leva la tête et me regarda. Ses yeux ressemblaient à ceux d'un poisson. Ils ne semblaient rien voir. Comme morts.

- Avez-vous votre billet ? me demanda-t-il en hurlant.

Je tremblais.

- Oui, Oui... Souvenez-vous... Vous me l'avez échangé contre un mouchoir.

Je fouillais fébrilement dans mes poches. Je retrouvais bien le message me fixant rendez-vous à cet étage mais point de billet de loterie. Je l'avais perdu. Du regard je parcourus le couloir. Ou diable était il passé ?

- Le vieil homme me tendit un nouveau billet.

Je me précipitai vers lui. Pris le morceau de papier froissé. Il portait le numéro 11 et mon nom était écrit dans un angle.

Un moment je fus submergé par une sensation de panique.

- Je n'ai rien pour vous payer, dis-je. Je n'ai plus rien.

- La maison fait crédit.

Il se mit à rire tout en répétant :

- La maison fait crédit. La maison fait crédit. La maison fait crédit. La maison fait crédit...

Pareil à un disque rayé plus rien ne semblait pouvoir l'arrêter. Pour ne plus entendre sa voix criarde je m'élançai vers la porte numéro 7 et l'ouvris.

J'avais peur. J'étais terrifié. L'angoisse me déchirait les entrailles. J'avais froid et j'étais en sueur. J'avais l'impression que j'allais mourir.

Ce n'était pas uniquement une impression.

Je fis un pas en avant et entrai dans la mort.

Presque aussitôt je fus saisi d’un sursaut de répulsion. Je tentais de me rejeter en arrière pour échapper à son étreinte. Je trébuchai sur une racine et tombai lourdement sur un sol de terre. Tout autour de moi s'étendait un vaste paysage désertique surmonté d'un étrange ciel jaune.

Un paysage de fin du monde.

Puis l'apocalypse vint. Et plus rien ne subsista. Ni la chair, ni les os.

 

 

Markus Leicht. 1997 - 2003.