Le Journal d'un Loser (En cliquant sur les liens vous découvrirez quelques dessins de Ambre)

Me dire qu'il allait falloir tenter d'expliquer " Le Journal d'un Loser " m'a plongé dans un abîme de perplexité. A partir du squelette initial qu'Ambre a retenu de mon journal nous construisons des chapitres au fur et à mesure. J'écris des scènes inspirées de mon quotidien, lui choisi où non d'en faire une adaptation. Après avoir vu ses planches les plus récentes je me mets à écrire jusqu'à ce que j'ai quelques pages à lui confier. Lorsqu'un chapitre doit être édité, je le réécrit. Nous parlons peu de ce projet. Nous sentons progressivement les apports dont il a besoin, nous ne nous les expliquons pas.

Dessin préparatoire de Ambre

J'ai souvent tué mes propres projets dans l'oeuf à force de vouloir les définir. Ambre rebute à parler des siens, vraisemblablement par peur de faire retomber le soufflé avant qu'il ait fini de cuire. J'ai l'impression que travailler avec lui m'apprend à être moins caricatural. Souvent il tempère mes démonstrations excessives, m'astreignant à la sobriété. En même temps je crois que ma virulence l'amuse. Je sais qu'il se reproche parfois d'avoir tendance à être trop sec dans ses récits. Alors que ses bandes dessinées m'inspirent du respect, mes textes le font rire. " Le Journal d'un Loser " est probablement une tentative de combinaison des deux. En celà il ne s'agit pas réellement d'un projet autobiographique. Nous gommons tout ce qui est trop anecdotique, qui ne me concerne que moi et dans lequel il ne se reconnaît pas, tout en nous efforçant de conserver le plus d'intimité que nous pouvons au récit. C'est un travail de synthèse, où petit à petit se dégagent des scènes types. Enfin nous essayons de dégager des scènes qui nous paraissent typique de ce que nous pouvons vivre et voir vivre dans notre entourage. Luc Traumat, ce n'est pas moi, c'est un type qui a entre 25 et 30 ans, qui a des envies qu'il n'arrive pas à concrétiser, qui se sent mal dans sa peau et qui se cherche. Ce qui est le cas d'une grande partie des gens de notre âge que nous pouvons croiser dans notre entourage. Parler d'un portrait de génération est un peu présomptueux. Nous n'avons pas le recul nécessaire pour nous rendre compte où va exactement ce projet. Et nous ne pourrons pas le faire tant qu'il ne sera pas abouti. Nous essayons de créer quelque chose de juste, c'est tout ce que je peux en dire.

Ça faisait un moment que nous projetions de réaliser un album tous les deux. Je connais Ambre depuis le lycée. A cette époque il faisait déjà de la bande dessinée. Des courts récits de sf désabusés et des contes fantastiques ironiques. Son sens de la narration m'impressionnait. Il était très influencé par Druillet. A cette période, nous lissions surtout des romans d'aventure. Après le lycée je suis rentré en fac d'info-com, tandis que lui faisait les beaux arts. C'est à cette période que nous avons découvert la nouvelle vague d'auteurs américains de bd. La manière qu'ils avaient d'éclater les codes narratifs et graphiques donnait l'impression que la bande dessinée était un champ d'expérimentation illimité. Leurs travaux étaient très réactifs à l'encontre des codes rigides du comics, trouvant leur inspiration dans des domaines artistiques autres que la bd. Pour moi c'était férocement excitant. Avec du recul je réalise qu'il s'agissait surtout d'effets de style, parfois gratuitement esthétisants. A cette période nous avons fait un court récit, qui a été un échec. C'était trop artificiel, trop pédant, le ton était faux. Ambre dessinait des histoires urbaines, toujours tristes, qu'il s'est mis à publier dans le fanzine qu'il a monté, Hard Luck. Il faisait aussi des illustrations en couleurs. Lorsque nous avons prématurément arrêté nos études, nous avons monté un atelier d'artistes avec quelques potes. Ambre s'est lancé dans la peinture, moi je me suis mis à écrire des nouvelles.Nous avons essayé de faire un récit expérimental, presque conceptuel, qui s'est effondré au bout de 5 pages, faute de substance. Parallèlement nous avons tenté d'adapter une des mes nouvelles en bd, " Chair Crue ", l'histoire d'un adolescent frustré. Ça n'a pas été au-delà d'un chapitre. Nous étions incapables de développer ça d'une manière cohérente. Peut-être parce que nous cherchions trop à définir un sens qui nous échappait. Nous avons cessé de chercher à travailler ensemble, ayant trop de choses à éclaircir individuellement. Je me suis mis à lire les pessimistes américains contemporains, Selby, Bret Easton Ellis, Ellroy. Je me sentais attiré par une écriture nerveuse, sans recul, presque physique ainsi, qu'à l'extrême par l'écriture blanche, désincarnée comme peut l'être l'analyse désaffectée de Baudrillard. Ambre a commencé à se plonger dans des monographies d'artistes. Le travail de Dürer l'a impressionné. Nous avons aussi été marqués par la lecture de Cioran et de C.G.Jung. La bande dessinée a quasiment disparu de notre alimentation culturelle, à l'exception de la découverte du travail d'Alberto Breccia.

Ambre s'est mis à faire des histoires allégoriques, presque muettes. Moi j'ai continué de noircir des cahiers d'impressions, la plupart du temps nauséeuses. Je me cherchais sans avoir la moindre idée d'où je devais aller. Ambre s'est lancé dans une histoire biographique d'une quarantaine de pages, " Passages " ; le récit d'une transition, qu'il a publié lui-même. J'accumulais des nouvelles que je réécrivais jusqu'à m'en écoeurer. Notre groupe était très fermé, bloqué sur l'idée de travailler sur soi sans concessions pour parvenir à une forme d'expression singulière. Ambre a commencé à s'intéresser à la Kabbale. Il a décidé de quitter l'atelier pour aller faire une objection à Clermont Ferrand. Les mois qui ont précédé son départ il s'est mis à dessiner un second récit, " Trinité ". L'histoire de trois personnages, Tête, Coeur et Ventre qui cherchent à donner la vie à un Golem. Après son départ il m'a écrit régulièrement pour m'envoyer les planches du troisième récit qu'il avait en court, " Chute ". Une histoire d'amour de fin de siècle. Moi je lui envoyais parfois une nouvelle. Je passais beaucoup de temps à bavarder d'art, à essayer de préciser ma démarche. Ambre ne théorisait pas, nous discutions rarement, je le découvrais progressivement dans ses travaux, où il se projetais complètement. Son style se précisait : intimiste, angoissé, animé d'une foi fragile, en quête de repères sobres mais stables. Mes nouvelles tournaient de plus en plus en rond. J'étais mal dans ma peau. Pétri de prétentions mais incapable d'assumer une ligne de texte. Mes projets me dépassaient. Après avoir plus où moins tenté d'écrire un roman, j'ai arrêté d'écrire pendant six mois. Lorsque je me suis remis à écrire j'étais à peine capable de transcrire des paradoxes d'une phrase ou deux. C'était infiniment en deçà des mes prétentions mais pour une fois je savais qu'au moins ce n'était pas faux. Petit à petit j'ai commencé à me reconstruire. Un jour j'ai tenté de commencer un journal intime. j'ai marqué quelques lignes qui m'ont fait horreur : ma vie me semblait infiniment vide. Pendant ce temps Ambre écrivait et dessinait un récit d'une cinquantaine de page, " Strates ". Vers la fin de son objection il m'a proposé de lui écrire une histoire drôle, qu'il n'arrivait pas à faire. Sans y avoir préalablement réfléchi j'ai transcrit quelques anecdotes vécues pathétiques. Après son retour à Lyon, il a surtout dessiné des histoires courtes destinées à Jade. Suite à une invitation de l'Association, il m'a proposé qu'on fasse un récit ensemble. L'idée d'un nouvel échec me pétrifiait. J'avais envie de travailler avec lui mais peur de commettre les mêmes erreurs. Je me suis efforcé de ne pas y penser. Un jour j'ai transcrit une balade que nous avions fait tous les deux, telle que je l'avais ressentie et je lui ai confié sans savoir qu'en penser. Il en a fait une adaptation. Six pieds sous terre a édité une réimpression de " Passage et de " Chute " sous forme d'album. Je me suis mis à écrire des nouvelles biographiques et des portraits, ainsi qu'à envisager de publier un recueil de mes aphorismes. " Pique nique au bord du néant ", notre récit a été refusé par l'Association. Ambre m'a proposé de faire un album en commun. J'en avais une énorme envie, ainsi qu'une intense angoisse. J'écrivais moins régulièrement, m'interdisant de réécrire, de peur de perdre le sentiment initial. Je me suis mis à tenir régulièrement un journal intime. Un jour je lui ai montré le premier cahier, pas très fier. J'avais l'impression de ne plus arriver à écrire, de n'avoir rien à raconter. Ambre a été réceptif, il m'a dit que ça l'intéressait plus que mes nouvelles, ça lui semblait plus juste. Quelques mois plus tard j'ai fini par lui confier le cahier qui couvrait la période de l'hiver 1995-1996, intitulé " Journal d'un Loser ", plus pour avoir son avis que comme une proposition de travail. J'y racontais sans recul mon quotidien de paumé rongé par ses angoisses. Il s'est mis à travailler dessus.