Michael Guinzburg, l'enragé.

Un entretien réalisé par Lionel Tran

Photos : Valérie Berge

 

La vitesse affolante de ses deux premiers romans "Envoie-moi au ciel, Scotty " et "L'irremplaçable expérience de l'explosion de la tête " a imposé Michael Guinzburg sur les pistes du roman noir. Avec "Le plombier des âmes " foulées brusques ses accélérations d'humour absurde dérapent bien au-delà de la ligne jaune.

 

Est-ce qu'écrire à toujours du sens aujourd'hui ?

Michael Guinzburg : Oui, écrire à du sens. L'écrit a un accès tellement direct au cerveau… Aujourd'hui les gens l'acceptent de plus en plus difficilement comme forme de communication parce qu'ils ont pris l'habitude de recevoir leurs informations par la télé, la radio et maintenant l'internet. Quand tu regardes la télévision, tu n'utilises pas ton esprit, tu subis une irritation visuelle. Si on y réfléchit, la télévision c'est des radiations qui te diffusent des images sur lesquelles tu n'as aucun contrôle, que tu ne peux pas interrompre. Tu es aliéné. La lecture c'est différent, lire c'est comme s'enfoncer dans un bain chaud et se laisser aller dans un autre univers. C'est tellement vivifiant. Les livres ce sont des fenêtres sur d'autres mondes, des fenêtres entre les mondes. C'est comme se promener dans un autre pays, ça te transforme. La télé est impersonnelle. C'est drôle, les jeunes me disent "je ne lis pas parce que ça demande trop d'efforts. " Quand nous étions jeunes nous lisions beaucoup, mais maintenant, c'est comme ça, tout doit être facile. Moi j'ai découvert tellement en regardant les livres qu'il y avait chez mes parents. Peut être que certains n'ont pas eu cette chance.

Qu'est ce qui t'a amené à l'écriture ?

A l'école, j'étais accro à la lecture, je lisais tout ce que je trouvais. C'est la découverte de Kerouac, à quinze ans, qui m'a donné envie de devenir écrivain. A l'époque je faisais beaucoup de sport, je voulais être athlète, mais après ça j'ai laissé tomber et je me suis beaucoup défoncé ! La drogue, le jazz, le rock et l'écriture de Kerouac et de Thomas Wolf ! Ça a été des années de dissolutions, à boire, fumer, courir l'Amérique, accumuler des aventures et à chercher qui j'étais. Je n'écrivais pas. J'essayais, j'en avais envie mais je n'y arrivais pas. J'ai du tout arrêter avant de pouvoir écrire. Je connais beaucoup d'auteurs qui se défoncent ou qui picolent pour pouvoir écrire, mais pour moi ça ne marche pas.

Le processus de dépendance est un des thèmes majeurs de tes livres…

La dépendance fait partie de la condition humaine. D'ailleurs c'est de l'obsession, plus que la dépendance. N'importe quoi peut devenir une obsession : la drogue, le sexe, l'exercice, la réflexion. Passé un certain degré, ça devient passionnel. Et la passion déborde souvent. Sans que cela soit nécessairement toujours négatif. Il y a du bon et du mauvais en elle. D'un côté elle nous met en danger, et de l'autre c'est peut-être la seule manière dont on peut aller plus loin, découvrir des choses qui nous sont étrangères. Toujours ce principe de dualité, d'extrêmes qui se rejoignent. Quelqu'un m'a dit un jour "au-delà du désespoir, c'est l'espoir ", c'est très juste.

C'est comme Cioran, dont la pensée est tellement sombre qu'elle en devient lumineuse. Cioran c'est une drogue puissante. Quand tu lis, quelque chose t'attrape l'esprit et le noue d'une manière tellement serrée que ça te fout complètement en l'air. Et, forcément, une telle contrainte ne peut déboucher que sur un sentiment d'apaisement.

 

Ton premier roman explorait les méandres de la toxicomanie, le second ceux de l'art contemporain, dans ton dernier recueil de nouvelles tu t'attaques en vrac à l'informatique, à la vache folle et au Vatican. Tu vomis les mythes modernes les uns après les autres…

Dans le livre que je suis en train d'écrire, je m'intéresse à la télé. Le problème avec la télé c'est que c'est si facile, qu'on n'a même pas besoin de connaître les programmes pour l'allumer. C'est comme quand on est accro : on boit, on prend n'importe quoi. Dans la nouvelle "la billionième merde " du Plombier des âmes, les merdistes sont comme nous, les gens modernes, ils idolâtrent la merde. Ils ont besoin de croire en quelque chose, c'est ce à quoi ils en sont arrivés.

 

Le Plombier des âmes a provoqué des réactions de rejet. On a dit que c'était un livre scato, tu as dû trouver un nouvel éditeur.

Oui. Je ne veux pas savoir pourquoi je me sens tellement concerné par la merde. Les ramifications de cette complaisance sont enfouies profondément. Mais la merde est aussi quelque chose d'essentiel, c'est universel, ça fait partie de l'humanité. C'est pour ça que j'ai été surpris qu'il y ait des gens qui soient blessés par le livre. Il y a eu beaucoup de réactions d'incompréhension. On m'a dit "comment tu peux parler comme ça de la merde ?". On peut dire ce qu'on veut, on peut dire n'importe quoi, on doit tout dire. Si on n'en parle pas, ça n'existe pas. Dans les films personne ne va aux toilettes, comme si ce n'était pas naturel. Qu'est ce qu'il y a de dégueulasse là dedans ? Je pense que c'est un des problèmes persistant de la pensée victorienne. Il faudra qu'un siècle de plus s'écoule pour que les gens aient dépassé ça. Les Américains sont très puritains. Nous sommes encore enchaînés : nous ne parlons pas de sexe, de merde, de toutes les choses naturelles. En France, j'ai l'impression que c'est plus ouvert. En Amérique on a un proverbe qui dit : "Cleanliness is next to sanity/la propreté est proche de la sainteté", mais ce n'est pas sain, c'est sanitaire, hygiénique. C'est différent. Une vraie hygiène c'est de tout accepter. Les choses belles n'existent pas sans les choses laides.

 

La rage de ton style reflète-t-elle le peu d'emprise que nous avons sur le monde dans lequel nous vivons ?

Oui, c'est de l'impuissance. Il y a ce sentiment. Même s'il n'y a pas de chance, peut-être qu'il reste une microscopique possibilité de faire quelque chose et c'est ce que je fais, c'est comme Don Quichotte, affronter des moulins à vent et peut-être que dans ce processus nous arriveront à défaire des démons et des vrais.

C'est peut-être prétentieux de penser que notre époque est différente des autres…Il y a cinquante ans, c'était autre chose, tout en étant identique… C'était difficile, il y avait la guerre, aujourd'hui il n'y a pas de guerre, mais c'est une autre guerre… C'est faux de penser que nous sommes tranquilles… Aujourd'hui nous sommes conditionnés pour être tristes. C'est le système capitaliste : tu peux gagner ça et ça et ça. Les aspirations américaines c'est "light, love and the pursuit of happiness/ La lumière, l'amour et la poursuite du bonheur". Ce n'est pas une garantie mais ça nous donne l'opportunité d'aspirer au bonheur. Mais au Viet Nâm ou peut-être à l'Est, ils sont heureux, un bonheur en l'état, pas le pont d'or que nous allons systématiquement chercher à l'extrémité de l'arc en ciel. Ce n'est pas la carotte devant l'âne, c'est ce que tu as. Il fait beau, il pleut, il neige, quelqu'un meurt, c'est la vie. Ici on devrait être heureux de ce qu'on a, mais nous ne pouvons pas alors nous continuons à chercher quelque chose d'autre.

Pour revenir à ta question, si je suis enragé, c'est parce actuellement on se fait enculer. Qui pourrait aimer ça ? Et on devrait les laisser faire ? Non. Quelque part c'est notre responsabilité de prendre soin des autres. Autrement quel est l'intérêt de vivre avec d'autres gens, autant vivre avec nos ordinateurs. C'est ce qu'ils veulent d'ailleurs. Ils veulent qu'on achète du matériel informatique, qu'on fasse l'amour virtuellement, qu'on vive avec l'ordinateur, qu'il aille faire les courses pour nous. C'est le nouvel esclavage, l'esclavage ultime. Et on nous l'a vendu en nous disant "l'ordinateur c'est la liberté finale". Tu ne peux pas y échapper, c'est incontournable. Dans un millier d'années nous n'aurons pas besoin d'avoir un cerveau, un corps, de plus en plus vite, peut-être un millier, peut-être dix milliers d'années, si nous ne nous entre-tuons pas entre temps, nous n'aurons même pas besoin de puces informatiques parce que nous aurons probablement inventé une conscience artificielle qui flottera et qui interagira comme elle veut. Ça sera atroce.

C'est une des causes du désarroi actuel : la technologie se développe tellement vite que nous nous sentons complètement dépassés.

On a même plus évolué que l'on n'aurait jamais cru. Plus vite. Internet, on n'en avait même pas rêvé. Instantanément, c'était là. L'intelligence artificielle ça ne veut rien dire. L'intelligence est réelle. Intelligence artificielle, je ne sais pas, ça sonne comme un paradoxe. Aujourd'hui au lieu de se contenter d'essayer d'imiter Dieu, comme on l'a fait depuis le début de l'humanité, on est en train de le réaliser, mais qu'est ce qui arrive le jour ou on invente Dieu ? Le chapitre final du Plombier des âmes traite de cette question, à laquelle je n'ai pas répondu. Si on inventait Dieu, est-ce que ce serait une bonne chose ou une mauvaise chose ? Peut-être qu'il n'y a pas de réponse…

Comment vis-tu le fait d'être Américain ?

(Rire) C'est drôle, une année où j'étais en France, un mec s'approche et me fait "Tu es Américain ? Tu sais ce qu'on pense des américains ? Vous êtes des trous du cul ! Des merdes ! " Il était complètement bourré et il n'avait jamais lu mes livres alors je lui réponds : mais c'est ce que je raconte dans mes livres. Nous sommes des trous du cul ! C'est mon boulot de le dire, parce que si c'est toi qui le dit, c'est du premier degré, c'est un constat. Tandis que si c'est moi qui le dit c'est une réalité, parce que je suis un Américain, je peux en juger par moi-même. Je ne veux pas être comme ça, je n'aime pas être ça. Pas cette facette. Mais tu sais, nous somme un pays jeune, on se comporte comme des enfants. Il y a encore de l'espoir, pas beaucoup, parce que le pays est vicié. L'Amérique est empoisonnée depuis le commencement, parce que nous avons écrit cette constitution qui dit que tout le monde naît égal alors que nous avions des esclaves. En France aussi, vous avez rédigé les droits de l'homme alors que vous aviez des colonies, des esclaves en Haïti, à la Martinique… C'est l'hypocrisie de nos deux révolutions, et nous en supportons toujours le poids. Alors moi, être un américain, je ne suis pas fier de ça, je n'aime pas ça, mais je suis aussi content de l'être, j'apprécie le fait de pourvoir acheter un jean moins cher que vous. Un Levis me coûte 80 francs de moins. (Rires) C'est ridicule, mais parfois 80 francs c'est important…

 

Comment es-tu perçu là-bas ?

Je suis inconnu. Et c'est bien comme ça. (Rire.) C'est plus sain. "Tu écris des livres, hein ?" Tu sais, où j'habite, à Los Angeles, ils ne respectent pas ça, parce qu'ils ne lisent pas. Même à New York, si tu es trop littéraire c'est quelque chose que les gens ne peuvent pas comprendre. Ecrire des livres, de la littérature, est un art mort. Plus personne ne le fait. Même si les rares qui le font encore sérieusement le font bien. Ce n'est pas forcément des gens que j'aime, mais ils le font. J'ai confiance dans les possibilités de l'écriture parce qu'en Europe les gens lisent toujours. Tu sais, en Amérique les gens lisent pour s'informer et pour se divertir, plus pour réfléchir. Les livres qui se vendent actuellement aux USA, c'est les biographies des comiques télévisés. Les éditeurs ne veulent pas publier des choses qui dérangent, ils veulent vendre. Là-bas, l'idée que des gens puissent se retrouver pour discuter de bouquins pendant un week-end est impensable !

 

Note :

Envoie-moi au ciel, Scotty vient d'être réédité par Folio.

© Lionel Tran (texte) et Valérie Berge (photos)