Chaque fois qu'Elisabeth,
Michael, Clara et Paul jouaient, le ciel s'obscurcissait au
point de devenir d'un noir de jais. Et il ne pouvait alors
en être autrement puisque les enfants de la
Cité Folle ne jouaient jamais lorsque le ciel
était bleu, jaune ou rouge. Cela était
formellement interdit par les chiens, gardiens du reve et de
ses territoires. Elisabeth jouait rarement. Elle avait
toujours peur.
Paul non plus ne jouait pas souvent.
Les jeux ne l'intéressaient pas. Et puis il avait
fort à faire pour rassurer Elisabeth qui se serrait
toujours tout contre lui.
Michael et Clara n'étaient pas
comme eux. Ils aimaient jouer. Ils aimaient les jeux. Ou
plutôt ils aimaient un jeu. Le Jeu. Toujours le
même. Et Elisabeth avait peur du Jeu.
Dès que le ciel devenait nuit
les enfants entraient, l'un derrière l'autre, dans le
jardin sans âme, bande de ténèbres
coincé tout au bout du cimetière, et Clara
s'asseyait sur l'herbe bleutée à
l'étrange fluorescence, adossée au vieux
chêne mort. Invariablement Michael la suivait. Il
s'agenouillait devant elle et tirait de dessous son tricot
de grosse laine blanche une longue aiguille d'acier. Tout
comme si la personne qui avait tricoté ce pull
l'avait oubliée dans les mailles de laine. C'est
à ce moment précis qu'Elisabeth
commençait à avoir vraiment peur.
Mais ni Michael, ni Clara, ne s'en
rendaient compte.
Le garçon, doucement, avec des
gestes lents et précis, enfonçait l'aiguille
dans l'oeil droit de Clara puis il attendait jusqu'à
ce qu'une goutte de sang apparaisse à la surface
vitreuse de l'oeil. Alors, toujours avec la même
lenteur, il retirait l'aiguille, prenant garde de ne blesser
la fillette, et l'essuyait soigneusement sur un mouchoir
blanc qu'il sortait d'une de ses poches.
L'espace d'une demi seconde, son
regard croisait celui de Clara puis il enfonçait
l'aiguille dans l'autre oeil. Encore une fois il attendait
l'apparition de la tache rouge puis il retirait l'aiguille
et l'essuyait de nouveau. Le jeu prenait fin sur ce geste,
et pour manifester son plaisir Clara riait, riait à
n'en plus finir et Elisabeth se blottissait un peu plus fort
dans les bras de Paul en se bouchant les oreilles de ses
mains.
Puis, le ciel virant au rouge, les
enfants rentraient chez eux et les gardiens du rêve,
refermaient la porte du jardin des ténèbres.
Markus LEICHT
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