L'ECLIPSE

 

Comme à son habitude, Marcel a débarqué dans ma piaule sans prévenir. J’étais en train de lire pour la quarantième fois un des vieux Strange qui traînent depuis des années sous mon lit.

- Allez, man, on va voir l’éclipse, qu’il m’a dit en me tendant une paire de lunettes bizarres.

J’ai regardé les lunettes sous tous les angles.

- C’est quoi, ça.

- C’est pour l’éclipse. Allez on y va...

Quand on est arrivé sur la Grand Place y avait au moins un millier de gugusses qui regardaient le ciel avec leurs lunettes. Alors Marcel et moi on a regardé le ciel nous aussi. Y avait rien à voir, à part le soleil. Mais j’appelle pas ça quelque chose à voir.

- Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? j’ai demandé.

- On attend jusqu’à midi. Ca commence pas avant.

Un type nous a donné à chacun un tract : « Ne jetez pas vos lunettes après l’éclipse. Envoyez-les à l’association Eclipse Totale qui les enverra en Afrique pour permettre aux africains de voir la prochaine éclipse. »

J’ai jeté le papier. Marcel a plié le sien et l’a glissé dans une poche. J’ai jamais vu Marcel jeter un papier.

J’ai cherché des yeux ou étaient placés les enceintes géantes pour la musique. J’ai rien vu. Drôlement fortiches les gars. ils ont réussi à planquer toute la sono.

Et puis le ciel a commencé à s’assombrir.

- Va y avoir un orage, j’ai dit.

- Mais non, m’a dit Marcel, c’est l’Eclipse. Mets tes lunettes et regarde.

- Ils ont oublié de mettre la musique, j’ai dit.

- Y a pas de musique, a dit Marcel. Une éclipse c’est comme ça, y a pas d’musique.

Drôle de spectacle, je me suis dit. Moi je croyais qu’il y aurait du Jean-Michel Jarre ou un truc du genre, comme quand j’étais petit.

Marcel regardait le ciel, les autres aussi. Moi je regardais tout le monde avec la tête en l’air et les drôles de lunettes.

Et puis quelqu’un a éteint la lumière. Je me suis dis que le spectacle allait enfin commencer. Il n’y avait toujours pas de musique. Faisait aussi un peu frisquet. Un peu de chauffage n’aurait pas fait de mal.

J’ai attendu un moment puis la lumière est revenu. Tout le monde regardait en l’air. J’ai mis les lunettes pour regarder les gens mais on voyait pas grand chose.

- Joli spectacle, a dit Marcel.

- Ben, j’ai rien vu, j’ai dit. J’étais mal placé. Et puis je crois que mes lunettes ne marchaient pas. Si on rentrait ?

On est retourné à ma piaule. J’ai sorti 2 bières du frigo.

Marcel a lu le papier qu’il avait mis dans sa poche.

Il a pris les deux paires de lunettes et les a mis dans une enveloppe.

- Allez, zou, en Afrique, il a dit.

Il a ressortit les lunettes de l’enveloppe et il a commencé à les rayer doucement, à l’intérieur, avec un couteau.

- Il faut pas que ça se voit.

- Qu’est-ce que tu fais ? j’ai demandé.

- Ceux qui regarderont l’éclipse avec ces lunettes s’en prendront plein les mirettes, il a dit. Puis il s’est mis à rire.

Moi aussi j’ai ri. Je ne comprenais pas grand chose, mais je me suis dit que ça devait être marrant.

- Plein les yeux, a répété Marcel en se tenant les côtes.

J’ai été chercher deux autres bières et on a encore rigolé pendant au moins un quart d’heure. Vraiment bien rigolé. Et ça c’était vraiment mieux que l’éclipse. Bien, bien mieux que l’éclipse...

De toute manière moi je ne comprends rien aux éclipses...

 

Markus Leicht